- BilletsAuteur
Audrey ContessePublié le 08/08/2017
Logements Navez, Bruxelles par MSA & V+, Prix de l’Émergence EU Mies Award
MSA (Benoit Moritz, Alain et Jean-Marc Simon) et V+ (Jörn Bihain et Thierry Decuypere) partagent depuis quinze ans la même conviction : « un projet architectural est une forme d’action sur une situation et pas la signature d’un auteur ». Le projet Navez découle de cette conviction et d’un pacte de sang entre ces bureaux.
Entretien réalisé par Audrey Contesse [AC] à Bruxelles le 24 avril 2017 avec Jean-Marc Simon [JMS] du bureau MSA et Thierry Decuypere [TD] du bureau V+.
AC - Même si votre première association date de 2013, votre rencontre remonte à la fin des années 1990, avant que vos bureaux soient formés. Sur quelles valeurs communes se sont rencontrés MSA et V+ ?
TD - Nous nous sommes rencontrés sur des prises de position par rapport au métier d’architecte. De notre côté, elle s’est formalisée la première fois autour du concours pour le boulevard de l’Impératrice à Bruxelles. Nous avions choisi de proposer un contreprojet ; une critique de l’organisation et des enjeux de ce concours. Du côté de MSA, leur intervention dans le débat public était plus directe. Benoit était très actif au sein de Disturb : un collectif plus politique et qui s’affichait comme un contre pouvoir. Les deux approches ont fabriqué une voix similaire dans le débat public.
AC - Pourquoi avoir voulu vous associer ?
TD - Ce qui est étrange c’est que dans ces bureaux engagés dans des causes publiques, l’entraide entre les bureaux n’est pas automatique. Alors que les bureaux plus affairistes, nos opposés, ont plus de facilité à se soutenir.
AC - Parce qu’ils voient l’architecture comme une affaire et non comme une prise de position.
TD - Oui, et aussi parce que nous sommes pris dans l’idée de monter notre petite entreprise. Du coup, faire à un moment un pas vers l’autre pour échanger des références et avoir accès à de nouvelles commandes ne tombe pas sous le sens.
JMS - Les gros bureaux ont une collaboration efficace aussi parce que l’accès à la commande n’est pas le même. Nous devons passer par la sélection, alors qu’eux passent par des clients privés et un réseau d’amitiés et de connaissances. Ils se partagent un marché plus important en termes de mètres carrés construits alors que nous sommes tous mis en compétition sur de tout petits projets très peu nombreux. Cette question de l’accès met nos types de bureaux en concurrence.
AC - Votre première association est double, elle concerne un projet de logements et un d’équipement public : les projets Navez et Divercity.
JMS - Dans cette mise en concurrence, on ne gagne pas souvent. Par exemple, au moment du lancement de ces deux concours, MSA tentait depuis cinq ans de remporter un projet de logement collectif. Nous avons dû remettre au moins une quarantaine de candidatures au cours de ces cinq années sans qu’aucune n’aboutisse. Et cet accès est loin de s’améliorer : actuellement par appel à candidature sur des projets de moins de dix logements, nous pouvons être jusqu’à 65 bureaux à remettre des dossiers de candidature… L’échange de références était pour nous un essai pour enfin accéder à cette commande.TD - Nous avions dans nos références un projet de cinq logements et avions de notre côté besoin de références de projets plus urbanistiques pour avoir plus de chances de remporter Divercity.AC - Comment s’est mise en forme votre collaboration ?
JMS - Les plannings des deux projets étant parallèles, nous avons décidé de traiter chacun un des projets.
TD - C’est, à mon sens, la collaboration parfaite. Sans avoir travaillé ensemble, on se connaissait depuis plus de dix ans sans pour autant jamais avoir osé des stratégies d’alliance. Certainement par respect pour ces procédures publiques qui se construisent sur l’idée d’une excellence qui naîtrait grâce à cette mise en concurrence. Ce qui reste néanmoins à vérifier. Et ce qu’il faudrait surtout vérifier, c’est le nombre de morts qu’elle engendre… Néanmoins, une fois que tu as survécu, il est nécessaire de se faire confiance et de mettre en commun les références si l’on veut étendre nos champs d’action. Ce qui est parfait dans notre collaboration, c’est que l’on remporte les deux candidatures et que l’on n’a aucune crainte à se répartir les projets et à ne plus intervenir dans l’autre projet.
AC - Pas de crainte, une fois construit, que votre nom soit associé à un projet sur lequel vous n’avez pas travaillé…
JMS - … exactement.
TD - Jörn dit toujours à propos des logements Navez : « Ce projet, V+ aurait pu le dessiner »… C’est pour moi l’incarnation construite d’une relation basée sur des combats communs. C’est évident que toutes les prises de position, les postures sur la pratique architecturale, tout ce qui a été vu, énoncé et partagé par les deux bureaux pendant quinze ans prouve que l’on se situe dans la même famille et que la confiance est totale. C’est plus un pacte de sang qu’un contrat que l’on a passé.
AC - En général, MSA réalise des associations avec des disciplines connexes à l’architecture plutôt qu’avec d’autres architectes.
JMS - Étant davantage dans des projets urbanistiques qu’architecturaux, nous devons créer des équipes pluridisciplinaires. Nous nous occupons de l’espace du point de vue architectural et urbain, mais les missions que nous avons sont aussi d’ordre économique, social, technique, etc. Nous allons chercher ces compétences à l’extérieur. Le plus souvent, nous faisons le projet en interne, mais toujours en grande entente avec nos associés. Et puis, dans toutes nos associations momentanées ou nos groupements, nous conservons le plus souvent le rôle de mandataire à qui il revient de trancher les décisions.
TD - De notre côté, nous mettons en place l’équipe qui a le plus de chances de remporter la candidature. Nous ne présentons pas une candidature pour la gloire car une candidature représente beaucoup de travail.
AC - V+ vient de remporter la construction du siège de la RTBF à Bruxelles. Quelle forme d’association avez-vous mise en place ?
TD - L’association avec le bureau MDW est beaucoup plus stratégique. Nous avons réalisé une association momentanée assortie d’un contrat clair : une division 50/50 et une unité de lieu. Nous partageons un espace de travail, et chacun des bureaux doit investir la même énergie, le même nombre de personnel, le même nombre d’heures de travail dans le projet, etc. Ce type de collaboration n’est possible, à mon sens, que grâce à l’échelle du projet.
AC - Vous représentez la génération d’architectes qui a vu l’introduction de la mise en concurrence des marchés publics et celle des Maîtres Architectes. Comment la commande publique évolue-t-elle en Belgique ?
JMS - Les concours ont vraiment changé la donne de l’accessibilité à la commande publique et ont permis à beaucoup de bureaux de sortir de la petite commande privée. Le paradoxe des concours publics, c’est qu’ils sont une contrainte et une pression auxquelles peu survivent, mais qu’ils sont aussi le seul moyen que l’on connaisse pour accéder à des projets intéressants. Nous nous sommes orientés vers les ouvrages d’art, l’urbanisme et l’aménagement d’espaces publics par historique personnel et par chance, et, dans ce type de commande, les concours sont le seul accès possible à la commande. Il faut aussi reconnaître qu’après avoir passé cet entonnoir de sélection, la commande publique offre une autre forme de liberté dans le processus de projet que la commande privée. D’autre part, le grand apport de ces marchés publics est d’avoir changé la donne et d’avoir introduit les questions de qualité architecturale et de certains sujets comme les infrastructures, le logement social, etc.
TD - Les concours ont clairement mis un degré d’exigence très élevé dans la procédure, dans la manière d’apprécier les projets et dans l’engagement des architectes dans la commande publique. Néanmoins, force est de constater que, particulièrement à Bruxelles, la majorité de la masse bâtie émane de procédures privées. Or, la forme du concours ne fonctionne pas au niveau du privé : il reste à ce niveau un divertissement, un moyen de mettre un peu de pression entre amis. Ce n’est pas normal qu’un logement privé ait à l’heure actuelle moins de qualité architecturale qu’un logement social. Il faut attaquer ce problème autrement, plus frontalement. Ces personnes produisent près de 90% du logement bruxellois ayant un niveau d’exigence collective largement inférieur aux 10% construits par le pouvoir public. Il y a un véritable paradoxe entre l’énergie, voire l’héroïsme, déployés à la fois par les pouvoirs publics et les architectes qui répondent à leurs marchés, et l’impact de la masse bâtie qu’elle engendre.
AC - On a vu dans le projet du réaménagement de la place Verboekhoven présenté dans l’exposition entrer : cinq architectures en Belgique que les marchés publics belges, par rapport aux français ou aux suisses, laissent une large part d’interprétation à l’architecte. Cette part de liberté persiste-t-elle dans les marchés publics belges actuels ?
TD - Ils offrent une marge de manœuvre et donnent une importance au rôle de l’architecte alors que celui de l’architecte français se réduit à celui de décorateur. Cependant, je ne pense pas que ce soit un plan stratégique belge mais le côté parcellaire de la Belgique empêche toute centralisation. Chaque commanditaire interprète à sa mode cette obligation de mise en concurrence européenne, créant d’énormes brèches où les architectes trouvent cette liberté. Il faudrait freiner la professionnalisation de cette méthodologie pour garder ces brèches…
JMS - Après, le revers de cette liberté est que plus c’est flou, plus l’architecte a de travail sur le projet. Un travail qui n’est pas reconnu en Belgique et qui n’est donc pas ou très mal rémunéré. Certains n’hésitent pas à nous proposer des rémunérations à 4%. On a parfois l’impression de faire du mécénat tant il faut tout faire, à commencer par la méthodologie. On ne verra jamais ça en France où l’architecte est encore respecté et a une forme de légitimité.
TD - Il n’y a pas de commande au moment du concours, ce qui nous oblige à la construire dans le cadre du concours sans être rémunérés puisque la majorité des concours en Belgique ne sont pas rémunérés. C’est de l’engagement personnel et du bénévolat.
AC - C’est un prix un peu trop cher pour cette liberté ?
JMS - Il y a des morts…
AC - Quelle était la part de liberté dans le marché des logements Navez ? Là aussi la commande devait être réécrite ?
JMS - Beaucoup moins que pour la place Verboekhoven et que pour la plupart des projets d’urbanisme. La commande était assez simple. Il y avait une ambition pour la façade clairement établie dans le cahier des charges afin qu’elle marque l’entrée de ville à l’échelle régionale tout en ayant un impact sur le quartier. La demande était de réaliser trois logements avec un budget un peu supérieur à la normale du fait de la complexité de la situation urbaine et la petite taille de la parcelle. Le maître de l’ouvrage n’avait pas d’autre idée préconçue donc nous avions une grande liberté, comme l’a montré la diversité des réponses remises par les cinq bureaux présélectionnés.
AC- Et quel était votre parti architectural ?
JMS - Nous avions beaucoup d’ambitions par rapport à l’aspect social et collectif. Il y avait des questions qui nous tenaient à cœur d’un point de vue architectural et que l’on pensait tout aussi essentielles pour les futurs habitants. C’est un site magique, mais dur. L’infrastructure routière arrive sur ce bâtiment de plein fouet. Ce n’est pas évident pour les habitants d’être mis ainsi en tête de proue. Le bâtiment devait donc compenser cet effet et se devait aussi d’être un lieu solide ou les habitants pourraient se reconstruire. Nous avons essayé d’être très généreux tant sur la question de la spatialité des logements que de l’apport en lumière naturelle et des matériaux. Toutes ces envies nous ont amenés à avoir de larges discussions avec le maître de l’ouvrage sur la hauteur sous plafond des logements du rez-de-chaussée a 2,9 mètres, sur la surface des appartements en proposant des appartements pour des familles nombreuses et ainsi créer des chambres plus amples pour accueillir 2 à 3 enfants. Mais aussi à d’autres discussions un peu plus absurdes comme sur notre volonté de rendre tous les murs clouables, même si la pratique ne l’autorise pas, ou sur le revêtement de sol des appartements pour lequel nous avions pu proposer à prix égal du bois massif mais qui a été remplacé par du linoléum pour des questions d’entretien.
AC - Comment êtes-vous parvenus à créer cinq logements plutôt que trois en restant dans la même enveloppe budgétaire ?
JMS - Nous n’avons pas mis d’ascenseur et avons choisi d’utiliser une partie du budget initial qui était confortable, pour développer plus de logements plutôt que d’introduire un autre programme. Il nous paraissait important d’avoir un plus grand nombre d’habitants dans l’immeuble pour faire face et profiter du contexte. Nous avons privilégié une large cage d’escalier éclairée zénithalement et offrant des vues sur le contexte infrastructurel environnant. La cage d’escalier devient ainsi un véritable espace collectif et ne se réduit plus à la cage d’escalier de secours. C’était important d’exprimer cette cohésion des cinq logements à travers ce lieu. Elle dessert les logements décalés en demi-niveaux et se privative aux deux derniers niveaux pour desservir les duplex inversés. On l’a placée dans la partie nord de la parcelle, là où débouche l’infrastructure routière. Les logements quant à eux s’organisent autour d’une cour intérieure orientée au sud.
AC - Quant à l’image véhiculée par la façade du bâtiment, quelle était votre volonté ?
JMS - Il y avait à la fois la volonté de faire un pied de nez aux normes passives qui, soi-disant, interdisent les grandes fenêtres orientées vers le nord, ou empêchent la maçonnerie, et la volonté d’une matérialité soignée en réponse aux immeubles Art Déco du quartier dont les façades sont très travaillées. On ne voulait pas d’un bâtiment trop fragile ou neutre. Le traitement très particulier de la brique du rez-de-chaussée, pour lequel l’entreprise a dû tailler chacune des briques individuellement, joue aussi un rôle important du point de vue du collectif. Elle représente l’ouverture du bel étage sur l’espace public.
AC - Vous vous êtes également associés pour l’étude de reconversion des sites des prisons à Bruxelles. Comment avez-vous collaboré ?
TD - À nouveau, notre collaboration s’est faite autour d’une prise de position forte : la prison doit résister. Soit elle doit rester là en tant que prison, soit, si la prison déménage, elle doit contraindre le site par sa structure bâtie. Si ce site perd son bâti, il devient un terrain de spéculation ouvert à un développement générique parmi tant d’autres. Notre étude est un document qui force le pouvoir public à hésiter, et c’est là toute sa force.
***
Interview figurant dans la brochure réalisée par Wallonie-Bruxelles Architectures à l'occasion de l'attribution par la Commission Européenne et la Fondation Mies van der Rohe du Prix d'Architecture Contemporaine de l'Union européenne - Prix Mies van der Rohe 2017, dans la catégorie « Projet Architecte émergent » les Logements sociaux Navez à Schaerbeek, construits par les architectes belges francophones de MSA, en association momentanée avec V+, dans le cadre du contrat de quartier Navez-Portaels. L'étude de stabilité de ce projet a été réalisée par Ney & Partners.
- BilletsAuteur
Audrey ContessePublié le 09/10/2018
-
Allier procédure et processus
"La scène belge est gage de qualité, d’humanisme et de poésie" peut-on lire dans le numéro 425 de l’Architecture d’Aujourd’ hui, dévolu à l [...]
- BilletsAuteur
Emmanuelle BornePublié le 06/07/2018
-
Belgitopie
Faut-il se fier aux expositions internationales, a fortiori à la Biennale d’architecture de Venise, pour appréhender les mouvements de fond et enjeux [...]