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Pierre Chabard

Publié le 23/11/2015

entrer: Baumans-Deffet - "Délivrer un paysage"

Interlac à Dison par Baumans-Deffet
© Alain Jansens

Contrairement à ce que l'on croit, la meilleure part du travail des architectes est parfois invisible. Il en est ainsi de l'action de Arlette Baumans & Bernard Deffet dans la longue et incertaine reconversion de l'usine Interlac à Dison (200115), pour littéralement délivrer ce paysage.

En cette fin d'après-midi nonchalante de juillet, la terrasse de la brasserie L'Usine offre, après le coup de feu du déjeuner, un peu d'ombre à quelques vieilles dames qui sirotent leur thé rituel en bavardant face au paysage verdoyant du coteau, visible par-delà. Côté soleil, une poignée de salariés rigolards de Télévesdre, la télé locale, ou peut-être de Belgomédia, l'éditeur de l'hebdomadaire Télépro, sont descendus par l'escalier métallique et entament une pause cigarette-café. De là, ils surplombent le parking à moitié rempli, rythmé par les allers et venues des caddies. En bas, trois gamins dépenaillés tirent obstinément des goals entre l'Intermarché et la galerie commerciale, indifférents aux gestes patients d'un couple de retraités qui trie son linge devant le nouveau Lavomatic extérieur, entre deux rangées de prunus. Une affiche défraîchie annonce le concert de rap qui, fin mai, a enflammé la salle de spectacle polyvalente Le Tremplin dont on ne soupçonne pas l'existence, juste au-dessus du supermarché, derrière les bardages métalliques qui enveloppent en partie les façades de l'ancienne usine Interlac.

La vie ordinaire a repris ses droits et irrigue à nouveau ce site de plus de deux hectares en plein centre de la commune de Dison, tout en longueur, coincé entre les pentes abruptes et encore rurales de la vallée. L'intense activité industrielle de conditionnement laitier l'a longtemps saturé puis brutalement déserté au tournant des années 2000. Depuis une quinzaine d'années, une nébuleuse improbable d'acteurs privés et publics l'a progressivement transformé au gré des circonstances et des opportunités, des projets entremêlés et des intérêts pas toujours convergents. Le voyageur qui emprunte aujourd'hui immanquablement la rue Albert Ier, entre la sortie 3 de l'autoroute et la ville de Verviers, toute proche, peut longer ce bout de ville sans presque y prêter attention. Rien ne laisse deviner en effet son histoire longue et discontinue, faite de fausses pistes et de rebondissements, de bras de fer et de compromis, de catastrophes et de petits miracles ; cette histoire qui fait en définitive de cette reconversion post-industrielle apparemment banale, dans une Wallonie en crise, un cas d'exception, presqu'un modèle à suivre, par l'assemblage inédit d'activités marchandes et non marchandes, privées et publiques, tertiaires et récréatives qu'il a produit.

Les architectes Bernard Deffet et Arlette Baumans, associés depuis 1999, sont les rares à avoir été impliqués de bout en bout dans ce processus. Ils ont travaillé tour à tour pour le sanguin promoteur flamand d'origine italienne qui acquit l'usine désaffectée pour une bouchée de pain en 2001 mais qui décéda brutalement en décembre 2009, puis pour la commune socialiste de Dison qui, prise par les impératifs d'un cofinancement européen FEDER, racheta une partie, sur le tard, pour développer un programme à la fois culturel, médiatique et commercial, et enfin pour la société foncière qui a repris, en 2012, la galerie commerciale, déjà en activité mais pas complètement achevée. Leur projet – si on peut le nommer ainsi tant leur mission de maîtrise d'œuvre fut souvent partielle, et tant chacune des étapes ne leur a jamais donné la garantie de la suivante – est riche d'enseignements plus généraux sur les moyens d'agir de l'architecte, qui est paradoxalement l'acteur à la fois le plus vulnérable face aux mécanismes contemporains de production de l'environnement bâti mais aussi le mieux placé pour avoir prise sur eux.

L'histoire aurait pu tenir en une phrase: un promoteur de centre commerciaux achète une friche, la rase et y construit quatre hangars décorés et franchisés. Mais la réalité a déréglé ce scénario pourtant rebattu de l'urbanisme commercial, levier puissant de normalisation du paysage et d'ennui existentiel. D'abord le coût de démolition d'une partie des structures, en béton armé, grève la rentabilité de l'opération. Ensuite le rejet d'un premier permis d'urbanisme convainc le promoteur de faire appel à des architectes locaux. Installés alors en face de la Maison communale de Dison, Baumans & Deffet sont choisis. À la fois réaliste et ambitieux, leur projet, scellé par un plan communal d'aménagement dérogatoire (PCAD) validé en mars 2005, combine les contingences économiques tendues du promoteur et les exigences souvent oubliées de l'intérêt général. Tenant cette ligne de crête, ses grands principes ont survécu sur la longue durée aux avatars de l'opération : rassembler les enseignes commerciales en une seule aile longitudinale qui tient le fond d'un parking arboré et qui lie le centre-ville à l'ancienne usine ; conserver et viabiliser les vastes locaux de celle-ci pour les rendre disponibles à toute leur potentialité programmatique ; exploiter le caractère iconique de ces structures industrielles à l'échelle du grand paysage (notamment l'étonnant portique en béton qui portait jadis les citernes de lait) ; implanter des logements côté ville (qui restent encore à financer).

Si ce projet est exemplaire, ce n'est pas tant par ses formes plastiques (une volumétrie relativement conventionnelle) ni par son esthétique (d'une grande neutralité). Mais c'est parce qu'il illustre un des champs de réflexion architecturale à la fois les plus puissants et les moins spectaculaires : la topologie, c'est-à-dire la science des relations spatiales, des rythmes et des enchaînements, des contiguïtés et des ruptures, de l'orientation et de l'ordre des choses, en deçà de toute mise en forme. C'est ainsi qu'avec très peu de moyens, Baumans & Deffet ont pu articuler finement les échelles (architecture/ville/géographie), penser l'aménagement de deux grands magasins au rez-de-chaussée d'un bâtiment encore en friche tout en anticipant une occupation hypothétique des étages, tisser ensemble des programmes indépendants (studios télé, bureaux, centre de conférence, salle de spectacle, hall d'expo, etc.), ouvrir des brèches fécondes entre forme et fonction. Au sein des logiques hétérogènes qui complexifient et fragilisent le champ du bâtir, l'architecte contemporain ne doit donc pas forcément faire moins d'architecture. Le cas d'Interlac démontre qu'il peut au contraire puiser dans les outils de sa discipline pour conjurer la condition d'incertitude et de pénurie de ressources dans laquelle nous sommes durablement plongés et pour interférer sur certaines fatalités du marché de la construction.
 
Ecrit par Pierre Chabard dans le cadre de la publication entrer: qui complète l'exposition éponyme.

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